dimanche 2 juin 2013

Du temps de cerveau pour ... Une nouvelle 4 : le berger

Gaston était berger. Il avait choisi ce métier tranquille car il aimait vivre dans un présent toujours répété, sans faire de prospective ou avoir de projets à long terme. Chaque matin, il partait de sa bergerie et allait promener ses moutons et ses agneaux de l'année. Chaque midi il déjeunait d'un fromage léger et chaque soir il rentrait se coucher sans autre souci que de compter ses moutons. Sans aucune éducation, Gaston utilisait la technique ancestrale des cailloux : un caillou par bête le matin dans son petit sac, une bête par caillou le soir. Facile et efficace.

Et puis un soir, une belle soirée d'été par ailleurs, il lui resta un caillou dans son sac. Une bête manquait. Impossible de savoir laquelle, car il y en avait trop pour sa petite tête. Il eut du mal à s'endormir ce soir là. Il fit un mauvais rêve et crut entendre un loup hurler. Le lendemain, il fit très attention au nombre de cailloux du matin, mais le soir venu il lui restait encore un autre caillou. Il ne dormit presque pas cette nuit-là. La nuit était pleine de bruits amplifiés dans le vide de sa tête.

Le surlendemain matin, il décida d'utiliser des gros cailloux pour les mâles, des moyens pour les femelles et des petits pour les agneaux, comme ça il saurait un peu mieux ce qui se passait. Toute la journée il essaya d'entendre des bruits anormaux et même son fromage de midi eut un drôle de goût. Le soir, il lui resta un petit caillou. Un agneau lui manquait donc.

Gaston n'était pas allé beaucoup à l'école, qui n'avait d'ailleurs pas voulu bien longtemps de lui. Mais il se souvenait d'un conte, ou était-ce une histoire ou une fable avec un agneau et un loup. Cette histoire était confuse dans sa tête mais il y avait une rivière, un loup et un agneau et à la fin l'agneau avait disparu. Or justement, il y avait une rivière un peu plus bas à laquelle allaient boire ses moutons. Il décida de se placer le lendemain en embuscade près de la rivière.

Le jour suivant était un dimanche. Gaston s'octroyait ces jours là une double ration de fromage. Il s'installa près de la rivière et scruta les environs. Rien. Il scrutait, scrutait et toujours rien. À force de scruter, il eut faim, mangea son fromage et à son habitude fit une petite sieste, peut-être un peu plus longue car on était le jour du repos. Le soir, n'ayant rien vu, il constata qu'il lui restait deux petits cailloux. Non seulement il était tombé sur un loup, mais en plus un loup rusé et catholique.

Gaston n'était pas brillant mais il avait de l'imagination et il passa la nuit à inventer et a installer un piège pour son loup.

Et devinez-quoi ? Le lendemain soir, non seulement il ne lui resta plus de caillou dans son petit sac, mais en plus il dût en rajouter un pour le cadavre du loup qu'il avait réussi à attraper. Gaston était fier et heureux. Il sentait confusément qu'il avait sauvé l'honneur de générations d'agneaux et de moutons. Il redescendit au village avec son troupeau et la carcasse du loup. On l'y acclama vivement et tout le monde lui demanda comment il avait réussi a attraper ce loup, ma foi de fort belle taille. Et malgré force invitations a boire, Gaston ne le dit jamais. Tout le village sentait que Gaston lui avait rendu un grand service, mais comme Gaston persistait a ne rien dire, les villageois se désintéressèrent de l'affaire et de Gaston, au point de le traiter avec mépris. Ça ne gênait pas du tout Gaston.

Chaque année, on lui demandait de raconter son piège, et chaque année il refusait.

Une année, longtemps longtemps après, Gaston ne réussit pas a monter à son alpage. Il se faisait vieux et le village sentit qu'il ne passerait pas l'été. Alors, les plus vieux des vieux du village vinrent frapper à la porte de Gaston et lui demandèrent, à l'aube de sa mort, de leur raconter comment il avait attrapé le loup.

Gaston leur parla, mais le pauvre n'avait plus toutes ses dents ni tout son esprit. Ce qu'il leur dit ne fut pas très clair mais voici de source sûre ce que les villageois ont entendu :

Gaston avait passé la nuit à construire une digue pour barrer la rivière plus haut et il avait laissé les agneaux enfermés ce jour-là. Puis il était descendu et s'était installé sur la digue, avec son fromage bien en évidence un peu plus bas dans le lit de la rivière. Pas de fromage, donc pas de sieste. Pas d'agneau mais le loup était quand même descendu pour voir et n'ayant pas trouvé de chair fraîche il s'était précipité sur le fromage. Ensuite tout avait été simple. Une fois le loup endormi, Gaston n'avait eu qu'à briser la digue avec son bâton, noyer le loup puis récupérer sa carcasse un peu plus bas. Le seul regret de Gaston avait été de devoir changer de fromage ensuite. Celui-ci était très bon, mais il donnait vraiment trop envie de faire la sieste ! La recette de Gaston a été perdue à sa mort car il n'a pas voulu la divulguer, mais l'alambic dans sa cave et ses plantations de génépi furent mentionnées par le curé du village dans son homélie le dimanche suivant. Avec un grand soupir de regret... Pour Gaston évidemment.

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