dimanche 14 décembre 2014

Du temps de cerveau pour... une nouvelle seau à cendres

Jean nettoyait sa cheminée. Le week-end avait été froid et humide et ils avaient fait du feu presque tout le temps. C’était le vrai dernier dimanche d’hiver. Ici en altitude, le temps changeait très vite mais quand il se mettait à faire beau cela durait longtemps et la cheminée pouvait alors rester des mois sans être utilisée.

Ils avaient bien fait de profiter de ce dernier week-end de froid pour venir ici, lui et sa bande de copains. Ca avait été un week-end bien arrosé, tous entassés devant la cheminée. Une vraie occasion pour refaire le monde, parler des filles et boire, à moins que cela ne soit dans un autre ordre... il ne se souvenait plus très bien.

En tous cas ils ne viendrait plus aussi souvent dans sa maison cette année. Il faudrait quelques mois avant qu’il puisse repasser par ici. C’est pourquoi il voulait laisser la maison propre et quand on avait la gueule de bois c’était une activité très saine que de nettoyer une maison. Pas besoin de réfléchir. Tous ses amis étaient repartis. Il ne restait plus que lui.

La cheminée était la dernière partie à nettoyer. Celle qu’il se réservait toujours pour la fin. Il aimait les odeurs qu’elle dégageait après quelques heures de repos. On y décelait les odeurs de plusieurs arbres de la région, du feu froid et des cendres. Il venait de sentir également une autre odeur qu’il n’arrivait pas à identifier. Intrigué, il regarda autour de lui, tout en finissant de remplir le seau à cendres. Rien de spécial à première vue. Il fouilla dans le seau. La cendre était fine et d’un beau gris. Il l’avait spécialement filtrée. Il le faisait à chaque fois. Puis il laissait le seau au milieu du jardin. Le vent faisait le reste. Immanquablement quand il revenait le seau était vide et la cendre envolée. Elle était partie aux alentours, pour participer au printemps et donner des forces à la nature environnante.

Il aimait laisser sa main filer dans le seau. La cendre était soyeuse. Il passa du temps à fouiller dans le seau mais n’y trouva rien que la douceur habituelle. Sa main était devenue grise et il la laisserait ainsi. Il emporterait avec lui un peu de cette cendre, belle et nostalgique. Il regarda la cheminée. Elle était propre et prête à recevoir un autre feu. Il ferma le volet du conduit et se redressa. C’est à ce moment qu’il la vit.

La source de l’odeur était là. Une pomme. Une pomme au trois quarts dévorée. Une pomme avec une odeur puissante de fruit et d’alcool.

Il sourit et prit le trognon dans sa main. La main non cendrée. Il faut la mettre au compost, se dit-il. Il posa les restes de la pomme sur le seau et sortit en tenant l’anse du seau dans sa main propre, puis il sortit, verrouilla la porte d’entrée, cacha la clé sur la poutre et alla poser le seau au milieu du jardin à sa place habituelle, tout ça avec sa bonne main. Enfin il prit le trognon et l’emporta sur le compost, qui avait plus l’air d’un petit terrain vague d’ailleurs. Puis il revint vers le seau et y replongea une dernière fois sa main cendrée. C’était tellement agréable qu’il eut du mal à ôter sa main. Mais il fallait bien quitter la maison, le travail l’attendait.

Lorsque Jean démarra la voiture, il laissa sa main cendrée flotter au-dehors, histoire de semer les cendres le plus loin possible. Il eut un petit sourire, comme à chaque fois, déjà dans l’anticipation de son retour d’ici quelques mois. Il n’avait pas remarqué le pépin de pomme qui était tombé dans le seau de cendres. Et maintenant ce pépin était arrivé au coeur même du seau.

Cet été là Jean ne revint pas dans sa maison. Il avait eu trop de travail, des missions de longue durée à l’étranger et une nouvelle petite amie qui préférait la mer. Il ne revint pas non plus de tout l’hiver suivant. Ce n’est qu’à l’été d’après qu’il revint. Seul. Sa petite amie n’avait pas duré assez longtemps. Et Jean avait hâte de revoir sa maison, son jardin, son seau de cendres et sa cheminée.

En arrivant devant chez lui il gara sa voiture, coupa le moteur et entra dans son jardin. Le seau n’était plus là. A la place, un arbre gigantesque avait poussé. Un arbre au feuillage dense et surchargé de fruits. Des pommes. Des pommes de toutes les couleurs. Des pommes qui étaient visiblement toutes à maturité. Un arbre qui avait l’air centenaire mais qui ne pouvait avoir qu’à peine plus d’une saison. Jean s’approcha. Les racines de l’arbre rayonnaient loin. Il remarqua quelques petits éclats de métal à la base du tronc. C’était son seau. Eclaté et éparpillé, et maintenant intégré à l’arbre.

Jean toucha le tronc du pommier. L’arbre vibrait légèrement. Très lentement, mais avec une force impressionnante. Jean laissa sa main sur l’écorce de l’arbre et celui-ci se mit à vibrer un peu plus rapidement. Une note très grave commença à résonner dans l’air limpide de cette journée d’été. Une note plus basse encore que le La le plus grave d’un piano. Jean leva les yeux. Le feuillage bruissait malgré l’absence de vent. Jean sut que l’arbre continuait à croître. Une pomme était devant ses yeux. Elle était belle et grosse. Jean la cueillit. Elle était rouge avec des reflets gris argenté. Elle lui rappelait à la fois la cendre et cette odeur liée à la dernière fois où il avait rempli le seau.

Jean croqua la pomme. Elle était parfaite, sucrée, juteuse, craquante. Jean s’éloigna de l’arbre. Le pommier vibrait de plus en plus rapidement maintenant et la note devenait légèrement moins grave.

Jean revint pensivement vers la maison, puis il se retourna. D’ici l’arbre emplissait le ciel et les pommes l’habillaient comme un sapin de Noël. Jean prit la clé au-dessus du linteau et ouvrit la porte. Il avait besoin d’un verre d’alcool et d’un bon feu de cheminée. Une fois le feu allumé et la bouteille sur la petite table à côté de son fauteuil il s’installa confortablement. Il était face à la cheminée et à la fenêtre où l’arbre continuait de grandir.

Le lendemain matin, lorsque les pompiers arrivèrent, il était trop tard. La maison avait entièrement brûlé, visiblement à cause d’étincelles qui avaient enflammé l’alcool. Le cadavre de Jean ne fut trouvé nulle part mais le feu avait été tellement intense que personne ne douta de sa mort. Pendant des jours et des jours les cendres de l’incendie se répandirent dans les environs. Puis le terrain resta à l’abandon. Personne ne voulait acheter ce terrain maudit. Et l’arbre continua à grandir. Aujourd’hui l’arbre occupe toute la vallée. Son tronc dépasse les cent mètres de diamètre et son feuillage dépasse la petite montagne qui surplombe la vallée à l’Ouest, du côté du vent dominant. Les pommes produites par l’arbre nourrissent une population de plus en plus grande.

Pourtant personne n’a remarqué ce petit noeud dans l’arbre, à hauteur d’homme. Et personne n’a mis la main dedans. Personne n’a pu sentir au fond de ce tout petit trou la douceur du coeur de l’arbre. Une douceur tiède, plongée dans une cendre douce comme la soie. Et personne n’a donc pu entendre, en plaquant son oreille sur le trou, le chant mélodieux de l’arbre. Une mélodie riche et lente, fredonnée d’une vois de basse. Ceux qui se rappellent Jean auraient pu y reconnaître sa voix. Mais quelle importance ? L’arbre croît et, un jour, il couvrira le monde d’un tapis de pommes multicolores, avec des reflets cendrés. Et Jean continuera à chanter au coeur de l’arbre.

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