dimanche 10 mai 2015

Du temps de cerveau pour... une nouvelle de huit tantes d'eux

- Raconte nous une histoire, grand-père, s’il te plait.
- Une histoire, les enfants ? Quelle histoire ? Je vous en ai déjà raconté tant...
- Une histoire de l’ère merveilleuse, papy, avec Armelle et Lonri
- Mais je vous raconte toujours des histoires avec Armelle et Lonri, mes petits. Vous les connaissez toutes.
- Mais non, mais non. Tu ne nous a jamais dit comment ils se sont rencontrés.
- Ah... Leur rencontre... C’est ça que vous voulez entendre ?
- Oui, oui, oui, dirent-ils tous les trois.
- Ce n’est pas une histoire très originale vous savez. Vous n’en voulez pas une autre plutôt ?
- Non, non, non. S’il te plaît...
- Bon d’accord. Asseyez-vous. Vous me donnez le tournis comme ça...

Je pris une grande respiration. Ces gamins étaient terribles. Mais on ne pouvait leur résister. Ils avaient de qui tenir, me dis-je en souriant. Je commençai mon histoire et ils furent captivés en un instant. Par l’histoire, par ma voix et par le son du glyth que je frottais pour m’accompagner.

Mon histoire commence à la fin de l’ère abominable. Les hommes s’étaient battus pendant des générations, de partout et pour toutes sortes de raisons fallacieuses. Il s’étaient battus dans des guerres terribles avec des armes qui transformaient la peau en cendre en moins d’un battement de coeur. Ils se battaient au quotidien entre eux dans les villes et les campagnes pour exprimer leur haine de l’autre. Même quand ils ne se battaient pas, ils se détestaient ou, au mieux, s’ignoraient. C’est difficile à imaginer aujourd’hui, les enfants, mais le monde était plein de haine. Tellement de haine qu’ils avaient inventé des techniques pour faire souffrir sans tuer.

Et les hommes qui avaient été pelés vivants par les armes de guerre hantaient le monde. Ils erraient avec leurs corps criants de douleur, leur peau devenue cendre, leur couleur grise comme des ombres blafardes. Personne ne voulait leur parler. Ils étaient morts au monde, comme une tache indélébile pour rappeler à tous la bêtise de la guerre. Ils avaient dû se regrouper dans des camps de fortune, un peu partout, et ils s’éteignaient doucement, comme les cendres qu’ils étaient et qu’ils allaient redevenir bientôt.

Car ils ne pouvaient plus se reproduire. Quelque chose avait été cassé au plus profond d’eux-mêmes. Plus profond que la vie et l’amour, c’était la capacité à engendre des enfants... mes enfants. De jolis enfants comme vous.

Il y eut pourtant quelques naissances dans ces camps. Peut-être parce que certaines personnes avaient été moins touchées que d’autres, peut-être parce que la Vie est plus forte que tout, après tout, avant tout. Et les hommes-cendres chérissaient ces quelques enfants comme des miracles. Ils n’étaient plus gris comme eux, ni roses comme les hommes d’alors, mais dorés. Comme nous. Vous savez que ce sont nos ancêtres, ces quelques enfants dorés. Ces enfants étaient très peu nombreux. Quelques mains tout au plus. Mais ils grandirent tranquillement, protégés par tous les hommes-cendres comme des trésors inespérés.

Lorsque la grande maladie commença à se développer, elle attaqua frontalement tous les hommes. Sauf les hommes-cendres et les enfants dorés. Les nouvelles de mort arrivaient dans tous leurs camps et les hommes-cendres eurent l’intelligence de comprendre que les autres hommes les haïraient parce qu’ils étaient épargnés, les haïraient au point de les exterminer comme « responsables » de cette maladie fulgurante, certainement due pourtant à l’une de leurs expériences mortelles qui avait mal tourné. Les hommes-cendres et leurs rares enfants fuirent donc. Ils se regroupèrent dans deux camps, sur deux îles, aux deux extrémités du monde. Deux camps pour mieux se protéger, mais deux camps trop éloignés pour entretenir des échanges réguliers.

Armelle et Lonri étaient deux enfants dorés, évidemment, vous le savez. C’est de leur union que nous sommes tous nés, vous le savez aussi. Mais avant de s’unir, chacun vivait dans un camp différent, séparé par des centaines de jours de voyage. Ils n’auraient jamais dû se rencontrer.

La vie dans leurs camps respectifs était très réglée. Les hommes-cendres tâchaient de maintenir un niveau technologique minimal tout en observant la mort lente du monde des hommes roses. Ils éduquaient les quelques enfants dorés et essayaient d’engendre plus d’enfants, mais sans succès. Ils s’appariaient de toutes les manières possibles pour maximiser leurs chances car ils croyaient qu’en multipliant les partenaires sexuels - pardon les enfants, c’était un autre monde - ils auraient plus de chances d’augmenter leur population. Ou plutôt d’enrayer la chute de leur population car les hommes et les femmes de leurs camps mouraient aussi de la maladie, beaucoup plus lentement que les hommes roses, mais quand même.

Seuls les enfants dorés semblaient complètement immunisés.

Alors, quand les enfants dorés eurent atteint la puberté, les chefs des deux camps décidèrent de les regrouper et de leur donner une nouvelle chance. Il ne restait quasiment plus d’hommes et de femmes à ce moment, même dans les camps. Deux bateaux partirent, de chacune des îles, avec pour mission de se retrouver sur cet isthme que nous appelons maintenant « Le doré », et de fonder une nouvelle civilisation.

Le voyage fut long et les enfants s’ennuyaient pendant que les quelques hommes-cendres marins pilotaient les vaisseaux. Mais ceux-ci moururent avant la fin du voyage et les enfants furent laissés seuls aux commandes. Armelle et Lonri avaient chacun pris le commandement de leur bateau respectif. Ils pouvaient se parler à distance de temps en temps quand les conditions météo étaient bonnes. Mais c’était rare.

Le voyage fut beaucoup plus long que prévu. Et plusieurs enfants dorés se mirent à douter. A quoi bon se battre pour la Vie et rejoindre les autres. Autant s’établir quelque part au hasard et voir ce qui allait se passer. Deux mutineries éclatèrent presque simultanément sur les deux bateaux et Armelle et Lonri furent mis dans des chaloupes avec quelques provisions et laissés au milieu de l’océan des tempêtes. Aujourd’hui, on considère que ces deux révoltes marquèrent la fin de l’ère abominable.

Alors, comment la rencontre eut-elle lieu, mes enfants ? C’est là que nous devons faire confiance à ce que nous dirent Armelle et Lonri, car ils en furent les seuls témoins.

Lonri raconta à Armelle qu’une grande tempête se leva dès qu’il fut dans sa chaloupe, seul, hors de la vue du bateau et que cette tempête détruisit le grand bateau. Il retrouva en effet quelques heures plus tard des morceaux d’épave qui le suivaient. Sa chaloupe semblait filer en ligne droite, comme attirée par un aimant puissant.

Armelle raconta à Lonri exactement la même histoire, au mot près. Elle lui raconta cette histoire juste après que leurs deux petits navires s’étaient retrouvés sur la même plage, à quelques heures d’ici. Ils en furent tous deux grandement étonnés. Et en même temps chacun était tellement fasciné par les yeux de l’autre qu’il n’écoutait pas vraiment. Ils avaient tous les deux de beaux yeux d’or. Lorsque Lonri prit la main d'Armelle, une grande étincelle surgit de leurs yeux et le temps s’arrêta. Pour eux en tous cas. Lorsqu’ils racontaient, plus tard, cet instant à leurs enfants, la même étincelle les illuminait. Et les yeux de leurs enfants s’illuminaient de la même étincelle, celle du feu de la Vie sous leur peau, loin de la cendre de leurs ancêtres.

Et le temps se suspend toujours depuis ce moment, chaque fois que l’amour naît entre deux enfants dorés. Et pendant ce temps suspendu, ce moment intemporel qui est à eux seuls, leurs enfants dorés naissent en quantité, dans un instantané d'éternité. Cela ne fait que quatre-vingt deux générations depuis Armelle et Lonri, mes enfants, pour vous en tous cas. Mais le monde est peuplé d’hommes-dorés. Et c’est l’amour qui anime le monde, et le Temps, et la Vie. Pas la haine. Depuis cette première étincelle notre monde est devenu merveilleux, comme si la rencontre entre ces deux pôles avait créé un immense aimant d’amour. Personne ne sait pourquoi. Personne ne se demande pourquoi d’ailleurs.

Alors, oui, mes enfants. La rencontre d’Armelle et Jonri est une belle histoire, mais ce n’est pas la peine d’essayer de vous la raconter plus en détail. Vous la vivrez, chacune et chacun de vous, comme moi je l’ai vécue avec votre grand-mère. Vous la vivrez et la ressentirez quand vous rencontrerez votre Armelle ou votre Lonri. Comme l’histoire originale.

Exactement.

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