dimanche 24 juillet 2016

Du temps de cerveau pour... une nouvelle voûte

L’invasion des extra-terrestres avait pris la Terre par surprise.

Malgré les avancées technologiques, personne n’avait venu venir les Touriens.  Les militaires pensaient pourtant que le système solaire était bien protégé. Il y avait des satellites partout, des détecteurs de toutes sortes de rayons et un bouclier anti-tout qui était censé pouvoir protéger contre une liste impressionnante de menaces. La paranoïa augmentait tous les jours sur Terre, mais c’était terriens contre terriens, puissances contre puissances, et la course aux armements pour défendre la planète n’était qu’une excuse pour mieux s’espionner les uns les autres.

Contrairement à ce qui avait été prévu par des générations d’écrivains de science-fiction, l’invasion fut parfaitement anodine. Pas vraiment de sang versé, juste des crises cardiaques par-ci par-là et quelques accidents de voiture. En une heure, la Terre fut remplie d’extra-terrestres. On en trouvait à tous les coins de rue et même dans des villages éloignés. Ils agissaient comme s’ils avaient toujours été là, très naturellement. Ils étaient très différents les uns des autres, mais tous télépathes. Tellement différents qu’on aurait dit des espèces complètement séparées. Certains ressemblaient à des monstres à tentacules comme il se doit, d’autres à des animaux familiers sur terre, comme des chats, des chiens ou des pingouins ; d’autres à des humains juste un peu décalés, repérables uniquement à leurs habits ou à leur usage de la télépathie. Certains semblaient presque évanescents.

Dans certains pays, où les armes étaient largement répandues dans la population, il y eut beaucoup de tentatives pour les tuer, comme dans les zones à forte concentration militaire ou policière. Mais à chaque fois, un signal télépathique envoyé au tireur potentiel enlevait toute velléité de nuire. A chaque fois ou presque. Il y eut bien quelques morts chez les envahisseurs, mais si peu que cela ne vaut pas la peine de les mentionner. Un jour normal en fait.

Les journalistes, les scientifiques, les militaires et les politiciens furent les plus intéressés par cette invasion : les journalistes écrivirent des tonnes d’articles, sollicitèrent des milliers d’interviews et les différents médias et réseaux sociaux connurent un boom jamais égalé avant, ni depuis d'ailleurs ; les scientifiques de toutes les disciplines essayèrent de comprendre comment tout cela avait été possible, par quels moyens les Touriens étaient arrivés et ce qu’ils pouvaient nous apprendre ; les militaires s’intéressaient à leurs armes et au moyen d’en tirer profit contre les autres militaires ; les politiciens firent de grandes déclarations et se montrèrent en compagnie d’extra-terrestres dans le plus possible de médias...

Mais l’individu normal, comme moi, ne s’en préoccupa bientôt plus. Après tout, c’était comme une sorte d’immigration géante qui apportait quelques inconforts bien sûr mais pas tant que cela, quelques conforts liés à leurs technologies et aux opportunités offertes, et somme toute assez peu de changement. Ceux qui allaient bien, comme moi, continuaient à aller bien et ceux qui allaient mal n’allaient ni mieux ni moins bien. On aurait dit que cette invasion miraculeuse ne s’était pas produite. On apprenait juste à vivre avec de nouveaux voisins. Tout s’était passé comme si l’espèce humaine avait franchi une étape banale, le plus naturellement du monde. Même les complotistes habituels se lassaient..

Au bout d’un mois seulement, plus personne ne pensa à la situation précédente. En fait, il n’y avait aucun changement et les crises étaient toujours aussi présentes. Incidemment c’était ce que disaient les extra-terrestres quand on leur parlait le soir dans un bar ou à midi dans une de leurs réunions de télépathes. Pour eux non plus, rien n’était différent. Ils étaient venus ici simplement parce que, chez eux, rien ne marchait plus. Leur planète s’était brutalement dégradée et ils avaient choisi la Terre parce qu’elle était compatible avec leurs morphologies. Et malgré le quasi doublement en une heure de la population humaine, nous étions tous comme avant, en train de mener notre petite vie.

Prenez mon cas, par exemple. Je travaille dans un bureau mais cela ne me prend pas beaucoup d’énergie, je vis seul mais pas tous les soirs et j’aime faire des puzzles. Après l’arrivée des Touriens j’ai repris très vite mes esprits et ma vie antérieure. Parfait ! Que demander d’autre ? Ce n’est pas pour me jeter des fleurs, mais j’ai certainement été l’un des premiers à reprendre ma vie habituelle. On verrait bien ce qui se passerait, et de toutes façons cela ne dépendait pas de moi, mais de personnages importants chez les Terriens ou chez les Touriens. Cela ne sert à rien de se faire du souci.

En plus, pas loin de chez moi, une nouvelle boutique de jeux vient d’ouvrir et j’y suis allé aujourd’hui même, ou plutôt hier. Une boutique tenue par une Terrienne et un Tourien, un couple parmi d’autres, nouvellement formé d’évidence, mais qui semble passionné par les jeux de toutes sortes. Ils ont réussi à constituer un stock impressionnant de jeux de tous les coins de la Terre et de Tour aussi. C’est naturellement vers ces jeux que je me suis tourné et spécialement vers le rayon des puzzles Touriens.

J’aime les puzzles et me considère un peu comme un expert. J’en ai fait de toutes sortes, même des blancs, des gigantesques ou des puzzles en trois dimensions dans des matériaux les plus improbables. Mais au rayon des puzzles Touriens, j’ai été déconcerté. Ils avaient tous la même forme et seuls les motifs et les tailles variaient. J’ai choisi le plus gros et suis allé payer. Le Tourien m’a regardé avec un grand sourire et m’a transmis ses félicitations. C'était un puzzle difficile, même pour un Tourien, et il m’expliqua le principe : les puzzles Touriens étaient tous basés sur des formes de voûte - des boules pas tout à fait sphériques en fait. Dans chaque puzzle il y avait une pièce particulière, la clé de voûte, qu’il fallait mettre en dernier, sinon le puzzle ne tenait pas. Et il n’y avait aucun moyen de reconnaître cette pièce à l’avance. Il fallait l’imaginer, la deviner et recommencer jusqu’à trouver la bonne pièce. Il m’a offert en plus un petit puzzle Tourien avec seulement trente-six pièces, pour m’entraîner avant de commencer le gros.

Je suis rentré chez moi à 18 heures. Il est 4 heures du matin et je viens à peine de finir le "puzzle de bébé". Je n’ai pas compté le nombre d’essais que j’ai effectués, bien plus en tous cas que si j’avais essayé chaque pièce tour à tour comme clé de voûte, tellement j’ai eu confiance en moi. J’ai cru pouvoir utiliser mon flair pour aller plus vite, mais je me suis trompé. Le petit puzzle terminé est maintenant devant moi. Il s’est soudé complètement au moment où j’ai ajouté la dernière pièce. Il s’agit d’une sphère qui ressemble à un cube sous d’autres angles, ou même à une sorte de tête. La clé de voûte est impossible à repérer, elle se fond dans l’image, une planète bleue différente de la nôtre. Tour ?

Je prends le puzzle dans ma main. L’objet est beau. Je suis le seul à savoir où est la clé de voûte car le vendeur Tourien m’a assuré que chaque boite était différente. La clé est ici, me dis-je. J’appuie dessus, il y a un clic et la pièce se sépare de la surface, puis tout le puzzle se défait. Je prends la clé de voûte et la regarde attentivement. Rien ne la différencie des autres.

Et pourtant, elle doit être différente. Je la pose sur la paume de ma main. Elle a en elle comme une vibration particulière. Maintenant je la sens.

Je décide de me mettre au gros puzzle. 5000 pièces quand même, une grosse voûte, me dis-je en commençant à débarrasser mon plan de travail.

***

Cela fait trois jours que je ne suis pas allé travailler. J’ai réussi à trier quasiment toutes les pièces. Dans ce genre de puzzle en trois dimensions, on n’a pas de limites, pas de bordures qu’on pourrait assembler d’abord. En plus, la boite n’a pas d’image dessus. J’ai donc trié les pièces par couleur et forme, mais ce qui m’a pris du temps est de les poser chacune à tour de rôle sur la paume de ma main pour sentir s’il y avait une différence. Je cherche la clé de voûte et suis un peu désespéré. Il ne me reste que trois pièces à trier. Je viens de me servir un verre. J’ai besoin d’un remontant. Si je ne trouve pas la clé dans ces trois pièces, je ne sais plus quoi faire. Recommencer à zéro ? Aller demander des conseils au magasin de jeux ? Non, ça jamais ! un vrai joueur se débrouille tout seul, me dis-je en vidant mon verre.

Les deux premières pièces me semblent aussi normales que les 4997 précédentes. Je pose la dernière sur la paume de ma main. Elle émet une vibration particulière. Je l’ai trouvée. La dernière évidemment. Est-ce toujours comme cela ?

Je regarde la petite pièce leur attentivement, puis je la mets dans une boite à part pour l’isoler. Mais c’est une précaution inutile car je me souviendrai toujours de sa forme, même si je la jetais sur l’un des tas qui occupe mon salon.

***

J’ai repris un rythme normal. Je travaille, je sors et j’avance dans le puzzle. Je sais que c’est juste une question de temps maintenant. J’ai évité de rentrer dans le magasin de jeux depuis ce premier jour. Je passe souvent devant. Il ne désemplit pas.

***

Ce soir j’ai fini le puzzle. Il est très beau. Sa voûte dessine presque parfaitement un visage et la clé de voûte que je viens d’installer est au milieu du front. On dirait un Tourien de l’Est comme nous les appelons ici, avec un profil très lisse et un crâne anguleux. On en voit rarement dans notre petite ville mais j’en ai déjà vu sur internet. J’ai sorti la clé de voûte de sa boite et le puzzle est devenu lisse comme une peau, sans qu’on puisse distinguer aucune pièce. Posé sur ma table, il mesure un mètre de diamètre à peu près. Je suis épuisé.

***

Hier soir je me suis endormi dans mon fauteuil. Le puzzle terminé est devant moi. Je décide d’en faire un petit film sous tous les angles. Je me douche, je m’habille et je sors pour aller travailler. Je passe devant le magasin de jeux. Déjà ouvert, me dis-je ? J’entre. Le Tourien est seul, il me sourit et me transmet « Alors, ce puzzle, trop difficile ? Vous en voulez un plus petit ? ». Je lui souris et lui montre mon film. Il le regarde attentivement et hoche la tête. Il ne sourit plus. Il me regarde avec un air étrange. Puis il me transmet « Bravo ! Nous en avons reçu d’autres, encore plus difficiles, je peux vous les montrer si vous êtes intéressé ». Je suis intéressé, évidemment.

Il m’emmène dans la réserve, et c’est là que je perds connaissance.

***

Je suis bien traité. J’ai repris connaissance dans une sorte d’hôpital. J’ai une grande chambre avec un énorme plan de travail. On m’apporte régulièrement de nouvelles boites de puzzle et on me demande de trouver les clés de voûte. J’y arrive de plus en plus vite maintenant, je comprends bien le principe.  Même pas besoin de finir le puzzle après avoir trouvé la clé, c’est un détail qui fait perdre du temps. En trouvant la clé de voûte je sais déjà exactement quelle forme aura le puzzle. Je suis vraiment bien traité. Je suis entouré de Touriens de l’Est, comme le vendeur de la boutique de jeux. Les Touriennes de l’Est sont très belles et peu farouches. Le rhum est bon. Que désirer de plus ?

******

- Combien de temps cela lui prendra-t-il encore, pensez vous ?
- A ce rythme, nous pourrons lui soumettre le Grand Puzzle dans une semaine.
- Une semaine seulement ? Mais il est si jeune et ignare !
- Oui, mais il est doué pour cela. Incroyablement doué pour un Terrien.
- Oui en effet. Quelles sont les instructions du Grand Taurien ?
- Prenons tout le temps nécessaire, il faut en être certain, même si le compteur tourne.
- Oui en effet, il faut en être certain. La dernière fois...
- Oui... La dernière fois que nous avons essayé de résoudre le grand Puzzle, la planète Tour a été détruite et nous avons dû la quitter pour venir ici sur cette planète pleine de Terriens idiots.
- Nous ne pouvons pas prendre ce risque cette fois !
- Non, nous ne pouvons pas prendre trop de risques. La liste des planètes disponibles s’amenuise avec les millénaires et il n’en reste plus beaucoup.
- Oui, il faut réussir.
- Oui !
- Imaginez un peu si nous n’y arrivons pas cette fois-ci ?
- Si nous n’y arrivons pas cette fois-ci ce n’est pas un drame absolu. Nous irons sur la prochaine planète en emmenant avec nous quelques Terriens triés sur le volet comme sur chaque planète où nous sommes passés. Et nous espérerons encore ! Mais il est nettement préférable de réussir.
- Et si nous n’y arrivons jamais ?
- Ah ! Si nous n’y arrivons jamais ? Sans la clé de voûte de l’Univers, l’Univers s’effondrera, et nous tous avec. Par contre...
- Par contre ?
- Par contre, si nous y arrivons, l’Univers sera à nous, parfaitement lisse et sans limites. Une voûte céleste idéale et éternelle.
- (Soupir) Oui...
- Allez, il est temps que vous alliez voir ce qu’il fait, ma chérie, et de lui apporter les puzzles du jour. En plus, il a soif et besoin de sexe.  Occupez vous-en bien !


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